"Jésus
quitta Nazareth et vint habiter à Capharnaum." (Mt 4,12)
Capharnaüm : ce nom évoque pour nous en général quelque chose
comme un bazar, la chambre d’un adolescent, n’est-ce pas ? « Va
ranger ton capharnaüm ! »
.......C’est un peu de cela qu’il s’agit quand Matthieu relie cette ville au nom bizarre à la prophétie d’Isaïe pour expliquer le choix de Jésus de descendre en Galilée pour commencer sa mission : La Galilée, c'était cela : le "carrefour des païens". Il s'agit d'une région où se mêlent les religions et les ethnies : Juifs, Cananéens, Grecs, Phéniciens, etc. La Galilée, c'était toute une histoire, vieille de plusieurs siècles. Une histoire d'invasions, de brassage de peuples, de races, de religions... les Juifs qui habitaient là, n'étaient pas des Juifs de race pure, de religion pure, de bonnes mœurs. C'étaient des "sang-mêlés". On les prenait un peu pour des bâtards. Ils étaient méprisés pour cela.
Or, c'est là que Jésus inaugure sa mission. Non pas à Jérusalem, la ville sainte, capitale religieuse historique, mais à Capharnaüm, au cœur même de cette Galilée carrefour des nations, où il y avait une garnison romaine, du commerce, où l'on était à la frontière avec les territoires païens. Cela est certainement plein de signification pour nous, disciples du Christ et chrétiens du 21è siècle ! Le pape François n’invite-t-il pas régulièrement les catholiques à sortir de leur tour d’ivoire pour aller vers les « périphéries » ?
Nous sommes en plein dans la semaine mondiale de prière pour l’unité des chrétiens. Quelle chance ! Les lectures d’aujourd’hui sont adaptées au thème de ce dimanche : l’unité des différentes communautés chrétiennes. Cet enjeu est fondamental, il en va du témoignage même de l’Eglise en tant que porteuse du Christ qui ne peut être divisé. « Que tous soient uns, afin que le monde croie que Tu m’as envoyé » a prié Jésus avant de mourir (Jn 17,21). Ce n’est pas quelque chose de facultatif, esthétique, mais de proprement essentiel, qui fait partie de la nature même de l’Eglise voulue par Dieu à son image.
On voit dans la lettre aux Corinthiens (2ème
lecture) que le germe de la division existait déjà dans les premières
communautés chrétiennes. Il y avait des prédicateurs qui se prenaient pour des
vedettes parce qu’ils parlaient bien et beaucoup, comme Apollos, et qui
attiraient beaucoup de croyants. Cela provoquait des tensions et des divisions.
« Moi, je suis pour un tel, et moi pour tel autre… » au point
que Paul a dû mettre les points sur les « i ». (C’est cela qui avait d’ailleurs choqué les
Africains et les Asiatiques quand les missionnaires européens étaient venus
annoncer chez eux la Bonne Nouvelle : ils voyaient plusieurs Eglises et
Temples se faire concurrence alors qu’ils prêchaient le même Dieu.)
Pour des raisons historiques, souvent aussi politiques mais surtout liées à la suffisance orgueilleuse et au manque de dialogue des responsables religieux, l’Eglise s’est divisée au fil des siècles en un caléidoscope de confessions particulières opposées les unes aux autres. Les schismes n’ont pas manqué entre l’Orient et l’Occident, et à l’intérieur même des grandes familles religieuses se réclamant toutes du Christ et des Apôtres :
Catholiques latins, nestoriens, chaldéens, syro-malabars, arméniens, coptes, syriaques, syro-malankars, orthodoxes grecs, orthodoxes russes, melchites, vaudois, hussites tchèques, protestants luthériens, calvinistes, presbytériens, anabaptistes, mennonites, amish, congrégationalistes de l’Eglise Unie du Christ, saints des derniers jours (mormons), adventistes du septième jour, antoinistes, méthodistes, évangélistes, anglicans traditionnels, anglicans libéraux, vieux-catholiques, levèbvristes (fraternité St Pie X), etc. : On pourrait certes les comparer à un « capharnaüm » !Progressivement, dans plusieurs de ces Eglises a
grandi la conviction qu’il fallait essayer de se rapprocher des autres
confessions. Il y a eu plusieurs tentatives dans l’histoire, qui n’ont pas
toujours réussi surtout quand elles étaient dictées par des motifs politiques.
Des conciles s’y sont attelés entre le 13è et le 16è siècle, sans guère plus de
succès. Le mouvement œcuménique contemporain est différent de ces
tentatives : il est né à l’initiative des chrétiens eux-mêmes au début du
20è siècle, dans un tout autre contexte où notamment les Eglises étaient plus
indépendantes de pouvoirs politiques mais aussi plus conscientes du témoignage
qu’elles avaient à apporter dans un monde gagné par l’incroyance.
Depuis 1948, cet effort d’unité est porté par le
Conseil Œcuménique des Eglises (COE), dont l’idée d’une instance
rassemblant des représentants de toutes les communautés ecclésiales sur le
modèle de la « société des nations » (aujourd’hui, l’O.N.U.) avait
été lancée en 1920 par le patriarcat de Constantinople. La semaine de prière
pour l’unité des chrétiens, du 18 au 25 janvier (fête de la conversion de
saint Paul, l’apôtre des païens), lancée déjà en 1908 à l’initiative d’un
prêtre anglican, a connu une nouvelle impulsion à partir de 1935 lorsque l’abbé
Paul Couturier la réorienta vers une prière de tous les chrétiens pour « l’unité
que le Christ veut par les moyens qu’il veut ». (Auparavant, elle était
surtout axée sur le « retour » des autres confessions dans l’Eglise
catholique).
Le concile Vatican II - et les belges – (comme
Dom Lambert Baudouin, Suenens, Kerkhofs…) ont joué un rôle important dans le
développement de la perspective œcuménique. La reconnaissance mutuelle du
baptême chez les Eglises sœurs et dans une certaine mesure celle de l’eucharistie
et des ministères (le ‘BEM’, Lima 1982) a constitué un pas décisif, après la
levée des excommunications du passé. Désormais, nous sommes dans une communion
déjà existante, mais pas encore complète, qui nous permet de nous donner les
uns aux autres le beau nom de frères et sœurs chrétiens.
Le dialogue théologique est arrivé à ce point où
l’on a fait à peu près tous les progrès, toutes les avancées possibles vers une
convergence dogmatique et disciplinaire. Comme le soulignait le diacre Luc
Mahiels, désormais l’unité passe davantage par la reconnaissance les unes par
les autres des visages et charismes propres des différentes Eglises, façonnés
par l’histoire et les cultures, dans toute leur richesse.
Jésus, en s’installant à Capharnaüm, choisit de
plonger au cœur de la mêlée des ethnies, des cultures et des valeurs. Le juif
Jésus descendant de David ne va pas se réfugier dans sa judaïté (le
Temple) : il expose plutôt sa foi sur la place publique, au carrefour des
nations, là où se croisent les hommes… Cela annonce déjà l'Eglise, dès le commencement à la croisée des
cultures...
N'aurions-nous pas besoin aujourd'hui de
sortir de notre "ville sainte" pour faire comme Jésus et
"habiter le carrefour des nations" ? Il s'agit en effet pour l’Eglise de planter sa tente à un endroit où
les peuples se rencontrent, se mélangent. Il s'agit d'aller habiter dans un
monde dit ‘impur’, méprisé par ceux qui se disent les ‘vrais’ croyants...
"Habiter la Galilée", aujourd'hui, c'est ne pas avoir peur de se compromettre et d'être partenaire avec ceux qui viennent d'ailleurs, d'autres traditions philosophiques et religieuses, et vouloir façonner avec eux un monde nouveau. Cela peut aller des mouvements d'entraide et de solidarité, des ONG, de la Croix-Rouge, d'ATD Quart-Monde, aux milieux militants pour la préservation de l’environnement ; des clubs sportifs aux réseaux sociaux ; des festivals de musique au dialogue interreligieux... L'essentiel est d'aller là où les hommes se rencontrent, pour que de ces carrefours émerge une possibilité de vivre ensemble en paix, rassemblés en une seule famille humaine, selon le sens que le disciple Jean a donné à la vie du Christ : « le Christ est mort afin de rassembler dans l'unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11,52).
Et alors nos capharnaüms, de nos
chaos obscurs émergeront des lieux de consolation et de beauté ! Le nom de Capharnaüm suggère cela : la ville de
la consolation, ou de la beauté (de
l'hébreu « Kfar Nahum »,
Kfar, le village et Nahum la compassion, la consolation. C’est littéralement
le « village du Consolateur ».
Quitter nos univers de privilèges
pour rejoindre ceux qui sont plus bas, habiter les carrefours où les hommes se
rencontrent, y apporter consolation et beauté... sans réduire l’autre à soi-même : l’évangile de ce dimanche décrit ainsi notre
mission aujourd’hui à la suite du Christ. Ainsi se réalisera la demande
pressante de Jésus : « Que tous soient un… afin que le monde croie ».