“NOUS MARCHONS VERS LA GUERRE COMME DES
SOMNAMBULES” PAR HENRI GUAINO
Héritier spirituel du général De Gaulle, Henri Guaino, dans une Tribune libre parue dans “Le Figaro”, jette sur la guerre en Ukraine un regard qui tranche avec les glapissements guerriers qui saturent pratiquement tout l’espace médiatique. Une voix originale, qui sonne comme un avertissement, et qu’il m’a semblé utile de partager ici avec vous. Ni pacifiste bêlant, ni va-t-en-guerre, son discours a de quoi interpeller et réveiller les consciences !
” Nous marchons vers la guerre comme des somnambules.”
J’emprunte cette image au titre du livre de l’historien australien Christopher
Clark sur les causes de la Première Guerre mondiale : Les Somnambules, été 1914
: comment l’Europe a marché vers la guerre.
« Le déclenchement de la guerre de 14-18, écrit-il, n’est pas un
roman d’Agatha Christie (…) Il n’y a pas d’arme du crime dans cette histoire,
ou plutôt il y a en a une pour chaque personnage principal. Vu sous cet angle,
le déclenchement de la guerre n’a pas été un crime, mais une tragédie. »
En 1914, aucun dirigeant européen n’était dément, aucun ne voulait une guerre
mondiale qui ferait vingt millions de morts mais, tous ensemble, ils l’ont
déclenchée. Et au moment du traité de Versailles aucun ne voulait une autre
guerre mondiale qui ferait soixante millions de morts mais, tous ensemble, ils
ont quand même armé la machine infernale qui allait y conduire.
Dès le 7 septembre 1914, après seulement un mois de guerre, le chef du grand
état-major allemand qui avait tant plaidé pour que l’Allemagne attaquât avant
d’être attaquée écrivait à sa femme : « Quels torrents de sang ont
coulé (…) j’ai l’impression que je suis responsable de toutes ces horreurs et
pourtant je ne pouvais agir autrement. »
« Je ne pouvais agir autrement »: tout était dit sur
l’engrenage qui mène à la guerre. Engrenage qui est d’abord celui par lequel
chaque peuple se met à prêter à l’autre ses propres arrière-pensées, ses
desseins inavoués, les sentiments que lui-même éprouve à son égard. C’est bien
ce que fait aujourd’hui l’Occident vis-à-vis de la Russie et c’est bien ce que
fait la Russie vis-à-vis de l’Occident. L’Occident s’est convaincu que si la
Russie gagnait en Ukraine, elle n’aurait plus de limite dans sa volonté de
domination. À l’inverse, la Russie s’est convaincue que si l’Occident faisait
basculer l’Ukraine dans son camp, ce serait lui qui ne contiendrait plus son
ambition hégémonique.En étendant l’Otan à tous les anciens pays de l’Est
jusqu’aux pays Baltes, en transformant l’Alliance atlantique en alliance
anti-Russe, en repoussant les frontières de l’Union européenne jusqu’à celles
de la Russie, les États-Unis et l’Union européenne ont réveillé chez les Russes
le sentiment d’encerclement qui a été à l’origine de tant de guerres
européennes.
Le soutien occidental à la révolution de Maïdan, en 2014, contre un
gouvernement ukrainien prorusse a été la preuve pour les Russes que leurs
craintes étaient fondées. L’annexion de la Crimée par la Russie et son soutien
aux séparatistes du Donbass ont à leur tour donné à l’Occident le sentiment que
la menace russe était réelle et qu’il fallait armer l’Ukraine, ce qui persuada
la Russie un peu plus que l’Occident la menaçait. L’accord de partenariat
stratégique conclu entre les États-Unis et l’Ukraine le 10 novembre 2021,
scellant une alliance des deux pays dirigée explicitement contre la Russie et
promettant l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan, a achevé de convaincre la Russie
qu’elle devait attaquer avant que l’adversaire supposé soit en mesure de le
faire. C’est l’engrenage de 1914 dans toute son effrayante pureté.
Comme toujours, c’est dans les mentalités, l’imaginaire et la
psychologie des peuples, qu’il faut en chercher l’origine. Comment la Pologne,
quatre fois démembrée, quatre fois partagée en trois siècles, comment la
Lituanie annexée deux siècles durant à la Russie, la Finlande amputée en 1939,
comment tous les pays qui ont vécu un demi-siècle sous le joug soviétique ne
seraient-ils pas angoissés à la première menace qui pointe à l’Est ? Et de son
côté, comment la Russie, qui a dû si souvent se battre pour contenir la poussée
de l’Occident vers l’Est et qui est déchirée depuis des siècles entre sa
fascination et sa répulsion pour la civilisation occidentale, pourrait-elle ne
pas éprouver une angoisse existentielle face à une Ukraine en train de devenir
la tête de pont de l’occidentalisation du monde russe ? « Ce ne sont pas les différences, mais leur perte qui entraîne la
rivalité démente, la lutte à outrance entre les hommes », dit
René Girard. Menacer ce par quoi le Russe veut rester russe, n’est-ce pas
prendre le risque de cette « rivalité démente »? L’Occident voit trop la
nostalgie de l’URSS et pas assez, le slavophilisme, c’est-à-dire la Russie
éternelle telle qu’elle se pense avec ses mythes.
Alexandre Koyré a consacré un livre profond (1), à ce courant dont sont nées la
grande littérature et la conscience nationale russes au début du XIXe siècle
quand « le nationalisme instinctif aidant, un nationalisme conscient avait
fini par voir entre la Russie et l’Occident une opposition d’essence ».
Le slavophilisme, ce sentiment de supériorité spirituelle et morale face à
l’Occident, est dans le cri du cœur de Soljenitsyne devant les étudiants de
Harvard en 1978 : « Non, je ne prendrais pas votre
société comme modèle pour la transformation de la mienne. »
Cette Russie-là ne voit peut-être pas la guerre en Ukraine comme une guerre
d’invasion mais comme une guerre de sécession. Sécession du berceau du monde
russe, de la terre où s’est joué tant de fois le sort de la Russie, où elle a
repoussé les Polonais et les armées de Hitler. Sécession politique, culturelle
et même spirituelle depuis qu’en 2018 l’Église orthodoxe ukrainienne s’est
affranchie de la tutelle du patriarcat de Moscou. Et les guerres de sécession
sont les pires.
Une chose en tout cas est certaine : cette guerre est, à travers
l’Ukraine martyrisée, une guerre entre l’Occident et la Russie qui peut
déboucher sur un affrontement direct par une escalade incontrôlée. La guerre,
c’est, depuis toujours, la libération de tout ce qu’il y a dans la nature
humaine de sauvagerie et d’instinct meurtrier, une montée aux extrêmes qui
finit toujours par emporter malgré eux les combattants comme les dirigeants. Ni
Churchill, ni Roosevelt, n’avaient pensé qu’un jour ils ordonneraient de
bombarder massivement les villes allemandes pour casser le moral de la
population, ni Truman qu’il finirait en 1945 par recourir à la bombe atomique
pour casser la résistance japonaise. Kennedy en envoyant quelques centaines de
conseillers militaires au Vietnam en 1961 ne pensait pas que huit ans plus tard
l’Amérique y engagerait plus d’un demi-million d’hommes, y effectuerait des
bombardements massifs au napalm, et serait responsable du massacre de villages
entiers.
Si la guerre froide n’a pas débouché sur la troisième guerre mondiale, c’est
d’abord parce qu’aucun de ses protagonistes n’a jamais cherché à acculer
l’autre. Dans les crises les plus graves, chacun a toujours fait en sorte que
l’autre ait une porte de sortie. Aujourd’hui, au contraire, les États-Unis, et
leurs alliés, veulent acculer la Russie.
Quand on agite devant elle la perspective de l’adhésion à l’Otan de la
Finlande, de la Suède, de la Moldavie et de la Géorgie en plus de celle de
l’Ukraine, quand le secrétaire américain à la Défense déclare que les
États-Unis « souhaitent voir la Russie affaiblie au point
qu’elle ne puisse plus faire le genre de choses qu’elle a faites en envahissant
l’Ukraine», quand le président des États-Unis se laisse aller à
traiter le président russe de boucher, à déclarer que « pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir »
et demande au Congrès 20 milliards de dollars en plus des 3 milliards et demi
déjà dépensés par les États-Unis pour fournir en masse des chars, des avions,
des missiles, des canons, des drones aux Ukrainiens, on comprend que la
stratégie qui vise à acculer la Russie n’a plus de limite. Mais elle
sous-estime la résilience du peuple russe, comme les Russes ont sous estimé la
résilience des Ukrainiens.
Acculer la Russie, c’est la pousser à surenchérir dans la violence.
Jusqu’où ? La guerre totale, chimique, nucléaire ? Jusqu’à provoquer une
nouvelle guerre froide entre l’Occident et tous ceux qui, dans le monde, se
souvenant du Kosovo, de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Libye, pensent que si
la Russie est acculée, ils le seront aussi parce qu’il n’y aura plus de limite
à la tentation hégémonique des États-Unis : l’Inde qui ne condamne pas la
Russie et qui pense au Cachemire, la Chine qui dénonce violemment « les
politiques coercitives » de l’Occident parce qu’elle sait que si la Russie
s’effondre elle se retrouvera en première ligne, le Brésil qui, par la voix de
Lula, dit « une guerre n’a jamais un seul responsable »,
et tous les autres en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique qui refusent de
sanctionner la Russie. Tout faire pour acculer la Russie, ce n’est pas sauver
l’ordre mondial, c’est le dynamiter. Quand la Russie aura été chassée de toutes
les instances internationales et que celles-ci se seront désintégrées comme la
SDN au début des années 1930, que restera-t-il de l’ordre mondial ?
Trouver un coupable nous conforte dans le bien-fondé de notre attitude, et dans
le cas présent, nous en avons un tout désigné, un autocrate impitoyable,
incarnation du mal. Mais le bien contre le mal, c’est l’esprit de croisade :
« Tuez-les tous et Dieu reconnaîtra les siens. »
Au lieu de faire entendre sa voix pour éviter cette folie et arrêter les
massacres, l’Union européenne emboîte le pas des États-Unis dans l’escalade de
leur guerre par procuration. Mais que feront les Européens et les États-Unis au
pied du mur de la guerre totale ? Avec les obus nucléaires et les armes
nucléaires tactiques de faible puissance, la marche n’est plus si haute. Et après
? Après, tout peut arriver : l’engrenage tragique de la violence mimétique que
personne n’aurait voulu mais auquel tout le monde aurait contribué et qui
pourrait détruire l’Europe et peut-être l’humanité ou la capitulation
munichoise des puissances occidentales qui ne voudrons peut-être pas risquer le
pire pour l’Ukraine, ni même peut-être pour les pays Baltes ou la Pologne.
Souvenons-nous de l’avertissement du général de Gaulle en 1966 lors de
la sortie du commandement intégré de l’Otan : « La Russie
soviétique s’est dotée d’un armement nucléaire capable de frapper directement
les États-Unis, ce qui a naturellement rendu pour le moins indéterminées les
décisions des Américains, quant à l’emploi éventuel de leur bombe. »
Où est la voix de la France, de ce « vieux pays, d’un vieux
continent qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie »,
qui le 14 février 2003 à l’ONU disait non à la guerre en Irak, qui en 2008
sauvait la Géorgie et s’opposait à l’adhésion de celle-ci et de l’Ukraine à
l’Otan et qui plaiderait aujourd’hui pour la neutralisation d’une Ukraine qui
n’aurait vocation à n’entrer ni dans l’Otan, ni dans l’Union européenne, en
écho à l’avertissement lancé en 2014 par Henry Kissinger : « Si l’Ukraine doit survivre et prospérer, elle ne doit pas être
l’avant-poste de l’une des parties contre l’autre. Elle doit être un pont entre
elles. L’Occident doit comprendre que pour la Russie l’Ukraine ne pourra jamais
être un simple pays étranger. » C’est par sa neutralisation que
la Finlande a pu demeurer libre et souveraine entre les deux blocs pendant la
guerre froide. C’est par sa neutralisation que l’Autriche est redevenue en 1955
un pays libre et souverain.
Faire aujourd’hui des concessions à la Russie, c’est se plier à la loi du plus
fort. N’en faire aucune, c’est se plier à la loi du plus fou. Tragique dilemme.
Un dilemme comme celui-ci, vécu dans la Résistance par le poète René Char (2) :
« J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B.
Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être
sauvé ! Nous étions sur les hauteurs de Céreste (…) au moins égaux en nombre
aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout
autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête (…) Je
n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix.
Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? » Et
nous, que répondrons-nous aux regards qui nous imploreront d’arrêter le malheur
quand nous l’aurons fabriqué ?
Nous marchons vers la guerre comme des somnambules.”
Henri Guaino (le 12 mai 2022 dans “Le Figaro”)